Les Sentiments obscurs

Les Sentiments obscurs

« Mon fils est un poète », confiait mon père, entre deux donnes, à ses partenaires de cartes, sans admiration, Dieu merci, ni étonnement, en isolant le mot pour en accentuer l’étrangeté, souligner qu’il s’agissait d’une fatalité à laquelle, bon gré mal gré, il se soumettait. Il se serait servi de la même intonation s’il avait déclaré que j’étais contrebandier, ou moine (moines et contrebandiers, les poètes ne le sont-ils pas ?). Il aurait en tout cas annoncé avec plus de fierté que j’étais guichetier dans une banque ou rédacteur dans un ministère. Puisque j’étais poète, à mon âge, cela ne le regardait plus. Lorsque répondant à son interrogation tantôt muette, tantôt détournée, je lui avouais que l’exercice de la poésie nourrit peu son poète, suscite même plus de dépenses d’argent qu’il n’attire de rentrées, que, somme toute, la poésie est une distraction de riche, il plissait les lèvres comme s’il flairait quelque malhonnêteté. « Ça sert alors à quoi si ça ne rapporte pas ? » s’enquérait-il soudain à découvert. Je m’esquivais par un bougonnement agacé, par un haussement d’épaules. Il n’aurait pas compris que la poésie aide à vivre parce que, justement, elle ne sert à rien.

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