Le Gué du Jaboq

C'est en franchissant le gué du fleuve Jaboq, que Jacob a livré ce « combat avec l'Ange », dont il sortit vainqueur mais boiteux. Moi, c'est d'avoir été infirme dès l'enfance, qui m'a obligé à combattre un ange. Quel ange ? Le Destin de la résignation, à la fois religieuse, sociale et psychologique, qui prétendait me gouverner à la faveur de ma condition d'infirme. Être un infirme, ça ne se résume pas du tout - pour moi - à avoir une patte plus courte que l'autre. C'est aussi une façon spécifique de penser, d'agir, d'imaginer, d'aimer. Un ultimatum incessant de la volonté de vivre à la difficulté de vivre. C'est surtout ne jamais être « comme tout le monde ». Donc conquérir mon droit de « vivre à la première personne du singulier ». Donc refuser les conformismes et les normalisations, revendiquer farouchement ma liberté, en dépit de tant de dépendances quotidiennes. « Je veux saisir le Destin à la gueule », s'écriait Beethoven frappé par la surdité. Les affrontements avec ce Destin jalonnent mon itinéraire. Mi-autobiographie, ce livre en évoque les premières victoires, sans doute décisives ; mi-autoportrait, il dit pourquoi le combat avec l'ange n'est jamais fini. Je n'y parle que de moi seul. Mais je serais un peu surpris si d'autres, infirmes ou non, n'y trouvaient rien qui les concerne. À chacun de reconnaître le gué de son propre Jaboq, de démasquer le Destin dont il veut se rendre libre. Et, qui sait, si une infirmité n'est pas, tout simplement, un spécimen baroque de la condition humaine ? Jean Massin